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L'IMMOBILE

ET LE MOUVANT

 

 

 De l'évidence

1 - D'une certaine connaissance de l'âme et du temps

2 - De la forme et de l'informe

De l'art "abstrait"

De la défiguration à la transfiguration de la figure

3 - De la liberté du marbre et de la mémoire du vent

De la musique et de l'image

De la poésie classique - et de l'autre

D'une écriture - pour la justification aussi d'autres semblables écritures

4 - De l'art, de la lumière et de la beauté

De la lumière

De l'art

5 - Du hasard absolu et de la liberté

Du primordial "chaos" à l'ordre, et de l'ordre au chaos

Du Pur et de l'Impur

De la recherche de la recherche pour la recherche et par la recherche de la recherche...

Des catégories

6 - D'un Amour

7 - De quelques aspects du paraître à l'être

 
 

A

mes amis les plus chers -

et qui savent qu'ils le sont,

sur terre et en Dieu.

 

 Veiller au niveau où l'on met l'infini. Si on le met au niveau où le fini convient seul, peu importe de quel nom on le nomme.

Simone Weil.

 

Il n'est pas de pire injustice que de traiter également des choses inégales.

Aristote.

 

Si tu veux mépriser une chose, réduis-la en ses éléments.

Marc-Aurèle.

 

Ils troublent leurs eaux, pour les faire paraître profondes.

Friedrich Nietzsche.

 

Je ne crois plus depuis longtemps à la chose littéraire, mais à ce qui passe à travers elle : à ce rayon ténébreux qui vient de l'autre côté de la mort.

Gustave Thibon.

AVERTISSEMENT

tCes quelques notes - si profondément fragmentaires et mutilées par rapport à la totalité de la réalité qu'elles tentent désespérément chaque fois d'exprimer - ne veulent être ici que l'expression solennelle et dérisoire d'une dette infinie de gratitude envers une Beauté et une vérité qui n'ont cessé d'illuminer ma vie, auxquelles je dois d'être misérablement mais véritablement devenu le peu du moins que suis, et sans la transparence desquelles je me serais désagrégé dans le temps au point de n'exister peut-être même ici-bas déjà plus.

 

(DE L'EVIDENCE)
 

Si j'avais une ambition, ce serait celle d'exprimer des évidences.

 

Rien ne me touche comme une évidence supérieure.

 

J'appelle évidence première cette sorte de réalité primordiale, élémentaire et simple à laquelle nul homme n'échappe - même s'il la nie, irremplaçable dans son ordre et irréductible à nulle autre, sans laquelle rien ici-bas de ce qui existe ne pourrait être et ne serait jamais exactement ce qu'il est.

 

J'appelle évidence supérieure cette sorte d'évidence seconde et comme au second degré qui, tout entière d'abord incluse dans une évidence première qu'elle déborde infiniment alors de toute part, nous introduit brusquement, au-delà de toute limite visible et en des prolongements indéfinis, au sein d'une réalité qui donne ineffablement à l'âme enfin le pressentiment très doux de participer en quelque manière déjà à l'irréductible nudité de l'Etre même.

 

 

  1

D'UNE CERTAINE CONNAISSANCE DE L'ART ET DU TEMPS

 

On dit:" Nu comme un ver", mais tout ce qui est ver n'est pas nu.

 

Cri : cette ultime limite du silence !

 

"Le vide est agressif", dit ce physicien.

Plût au ciel qu'il ne le fût qu'en physique !

 

Mettre les choses à leur place pour ne pas risquer que les choses ne nous mettent un jour de force à la nôtre.

 

Le vent, que l'on entend qui vient et qui brusquement soulève la feuillée, - comme l'esprit traverse un corps !

Quand le soleil se lève à la cime des arbres

Et que le jour naissant plonge dans l'or des fleurs !

 

Les arbres n'atteignent jamais véritablement le ciel que dans la mesure où le ciel descend jusqu'à eux.

 

On ne peut seulement déranger une fleur sans qu'aussitôt s'émeuve une étoile.

 

Il est plus facile de briller seul dans le désert qu'au milieu de toutes les étoiles de la nuit.

 

Qui n'est pas soi-même profondément "habité", ne peut "habiter" personne.

 

Qui est de partout, n'est de nulle part.

 

Séparez les racines du tronc, et la feuillaison meurt ;- comme, sans la feuillaison, les racines ne seront bientôt jamais plus que des tentacules de rêves avortés.

 

Si vous laissez les ennemis de votre propre corps envahir votre propre corps, vous n'aurez bientôt plus de corps ; - ainsi, aussi, de l'esprit.

 

Tout doit se mériter; - à commencer par ce qui semble dû.

 

Si on néglige le rien, que deviendra le tout ?

 

On tue l'avenir en le précipitant.

 

Quoi que tu fasses, calcule toujours avec le temps.

 

Pas de tenue sans retenue.

 

Tout ordre se conquiert : tout désordre est le fruit d'un abandon.

 

Le propos qui m'assiège, au fort de sa puissance,

Me délivre du sort qui m'avait tourmenté.

 

- Ne vois-tu pas que tu voies toutes choses comme à travers un voile ?

- Si, mais c'est le voile de mon propre regard, celui qui certes voile plus ou moins toutes les choses que je vois, mais aussi celui qui me permet de voir toutes choses comme moi-même seulement je les peux voir.

 

La limite est toujours et de toute manière en nous, et en dehors de nous, infranchissable : on ne possède rien, tout entier, jamais.

 

Quand on a tout perdu, tout devient important, - ou plus rien ne l'est.

 

Toute une vie pour aboutir à la mort ! - Quel mal se donne véritablement l'homme pour mourir !

 

N'avez-vous jamais entendu sur une plage déserte, à l'orée de l'Automne, face à la mer et dans le grand vent d'Ouest, la lancinante plainte des mouettes - veuves désormais de tout l'été ? - Si non, il vous faut aller l'entendre, car cette sorte de mélopée pénétrante et triste prend, dans la lumière diffuse, mystérieuse et grise de l'arrière-saison, l'étrange force d'un appel aux accents singulièrement, désespérément - et comme humainement - déchirants.

 

Quand la lumière flambe à la cîme des arbres

Et ravage de feu les coeurs ressuscités !

 

Cette mémoire du coeur - qui pourrait bien n'être aussi que le coeur même de la mémoire !

 

Certaines choses, pour qu'elles soient, il suffirait d'avoir le courage de les dire.

 

S'efforcer d'être de ceux par qui d'autres existent pour ne pas risquer d'être de ceux qui n'existent que par d'autres.

 

Le plus grand silence est terrible en cela qu'il ne supporte jamais que le plus grand silence.

 

Toute la beauté du ciel tient dans le seul regard des étoiles.

Le ciel, sans les étoiles, serait comme un grand visage d'aveugle dans la nuit.

Les étoiles sont, dans la profondeur des cieux, coimme la respiration même de l'esprit.

les étoiles, même apparemment absentes du ciel, le regard sait bien que, malgré leur absence, elles sont.

De la virginité frileuse des étoiles !

 

Deux manières d'être insondable : par excès ou par défaut.

 

Les hommes se réfléchissent entre eux comme des miroirs.

 

On ne peut vouloir épuiser l'instant sans risquer de s'épuiser soi-même, car l'instant, c'est nous.

 

Les choses changent : il n'y a que les êtres qui meurent.

 

Rien, si tu le veux, de tout ce qui ne touche pas à l'essentiel de ton être, ne peut l'atteindre profondément.

 

N'ajoute pas à la nuit du monde sous le prétexte toi-même de briller, car ta propre - apparente - lumière serait alors plus ténébreuse encore aux regard d'autres âmes que la nuit.

 

Parais, juste ce qu'il faut pour ne pas immédiatement disparaître ; au-delà de cette limite : disparais.

 

Transparence : quand le plus pur visible possible nous introduit à l'invisible le plus pur.

 

Trop limpide pour ne point enfermer de secret.

 

Les sommets libèrent de la plaine, mais la plaine repose des sommets.

 

Considérés d'une certaine hauteur, les apparences sont calmes ; tout le mal vient des zones d'ombre que chacun porte en soi.

 

Ne creuser l'être que pour toujours davantage tenter de l'élucider.

 

Solitude parfaite au coeur de l'être vierge !

 

Quelle tendresse habite au coeur de l'être vierge !

 

Quelle tendresse habite au sein des profondeurs !

 

Le soleil, à la fin du jour, est comme la lente descente de l'âme vers la nuit.

 

La pensée naît des abîmes, et la souffrance est le bien le plus profond de la mer.

 

Ici-bas, c'est toujours la fleur qui attire et le fruit qui désespère.

 

Quand le corps te manque, venge-toi sur l'esprit !

 

On ne voit pas le vent ; on n'en connaît que les effets : ainsi de l'âme.

 

Le temps est à l'éternité ce que la matière est à l'âme.

 

Il n'y a que l'ultime qui vaille, ou que ce qui se rapporte, entout, à l'ultime.

 

Entre le Mirage et la Vérité il existe cette différence que la Vérité finit toujours par nourrir la faim qu'elle creuse.

 

Plutôt l'angoisse qui tord que la quiétude qui endort.

 

Ma chair et mon esprit ont des exigences qui se conjuguent et dont le but ultime est d'y voir clair.

 

Sur le plan physique, un air immobile devient rapidement irrespirable par l'insupportable impression qu'il donne de n'exister pas ; sur le plan de l'esprit au contraire, c'est lorsque l'air s'identifie à la plus grande et à la plus haute pureté immobile qu'il devient véritablement et le plus profondément respirable.

 

Le Sphinx est partout, mais son oeil est en nous, et la réponse à la question est en Dieu.

 

 

2

DE LA FORME ET DE L'INFORME

 

Pas d'âme ici-bas sans forme d'âme.

 

Rien ne ressemble plus à de l'informe que de l'informe, parce que la diversité profonde vient de l'âme et que l'informe, par définition n'a pas d'âme.

 

L'informe : cette sorte de "figuration" ici-bas du non-âme.

 

Plus l'art tend vers l'informel et plus il tend vers l'informe, et plus il tend vers l'informe et plus il tend vers l'arbitraire.

 

De l'informel à l'informe et de l'informe à l'arbitraire - cette porte ouverte sur le néant, il n'y a qu'un pas; - vite franchi.

 

Quel sens peut véritablement avoir la quête de la "forme" de l'informe?

 

La forme fait ici-bas partie de cela sans quoi l'esprit meurt.

 

On perd la forme de l'être en perdant l'être de la forme.

 

Creuser la forme, c'est creuser l'être, car creuser l'être de la forme, c'est creuser la forme de l'être.

 

L'approfondissement de l'informe mène au Rien ; l'approfondissement de la forme mène au Tout.

 

 

DE L'ART "ABSTRAIT"

 

Il n'y a pas et ne peut y avoir, à proprement parler, d'art "abstrait", et ce qu'on appelle abusivement ainsi n'est que l'expression avouée ou non d'un primordial et figuré concret dont il vient, d'où il tire toute sa substance formelle et spirituelle, dont il ne parvient et ne parviendra complètement jamais à se défaire et qui le hante jusqu'en la négation même qu'il semble en vouloir parfois solennellement donner, mais déibérément ici morcelé, mutilé et comme désintégré par des techniques d'art, ce qui n'est pas du tout la même chose ; - car il n'est rien ici-bas de véritablement "abstrait" qu'invisible.

 

" Le "figuratif" serait-il mort?"

Depuis quand les regards de tous ceux qui nous regardent - y compris de ceux qui regardent tout ce qui désormais, par eux, n'a plus de regard - n'ont-ils plus de figure ?

 

Art "abstrait" : art sans regard, désemparé d'être sans regard, et comme perpétuellement et dédespérément aveuglé par cette irrémédiable absence en lui de regard !

 

L'art "abstrait" ne vient pas du coeur, car on ne détruit pas ce que l'on aime, mais d'une cérébralité et d'un certain tremblement de l'obscur - même illusoirement paré de lumière - en l'esprit ; - car la transfiguration de la forme, qui seule est fruit de l'Amour, ne passe et ne pourra jamais passer par la défiguration ou l'élimination dans le temps de l'expression de ce qu'il nous est tout naturellement et comme d'emblée donné d'aimer - jusqu'à nous en nourrir pour si profondément en vivre et d'une certaine manière aussi en mourir - dans ce même temps.,

 

" Regardez; m'a déclaré cet homme, en s'efforçant de me faire m'extasier devant un tableau "abstrait", il n'y a certes pas ici de figure, mais quelle matière !" - Comme si chez Rembrandt, par exemple, il n'y avait pas non seulement autant de figure que de matière mais encore autant de matière que de figure ; comme si, chez lui, la qualité de la matière n'était pas moins équivalente à celle de n'importe quelle peinture "abstraite" de ce temps ; comme si dans cet art enfin figure et matière ne formaient pas qu'une seule et même réalité vivante en laquelle la figure était comme perpétuellement irradiée par la matière et la matière comme perpétuellement tranfigurée par la figure ! - En vérité, Rembrandt ajoute, dans son art, à la profondeur opaque et limitée de la matière la profondeure incommensurablement transparente de la figure.

 

L'art "abstrait" - en son sens réel de coupé de..., abstrait de..., et donc privé de ..., - est dans son approfondissement même irrésistiblement attiré vers la mort, comme la cime foisonnante d'un arbre en plein ciel et profondément relié par ses racines à toutes les sèves de la terre est irrésistiblement attirée vers la vie.

 

Chaque tableau "abstrait" me fait éprouver jusqu'à l'angoisse le sentiment d'un absolu déchirement devant l'expression d'une réalité elle-même alors comme "déchirée" et qui crie après l'unité perdue.

 

Art "abstrait" : sinon toujours forcément rien ; du moins toujours forcément mutilé.

 

C'est toujours par rapport au réel - qui, seul, ne triche pas - que l'homme trouve sa vraie mesure et c'est toujours le réel qui donne la vraie mesure de l'homme.

 

Tableau "abstrait" de X : on croit que X est quelque chose ; tableau "figuratif" de ce même X : on voit brusquement et dramatiquement que ce même X - par rapport à ce qu'on croyait qu'il pouvait être - n'est rien.

 

L'art abstrait" pourrait bien être, dans certains cas, plus qu'une supercherie : une imposture.

 

L'art "abstrait" a cela de bon, m'a dit cet homme, que l'on y met ce que l'on veut. - Alors que dans un Rembrandt, par exemple, et c'est toute la différence, on n'y met pas ce que l'on veut, mais bien seulement ce que l'on peut.

 

Point ici-bas de primordiale matière qui n'existe autrement qu'incluse dans une figure qui la "dépasse" infiniment et qui lui donne son sens en l'informant.

Ainsi doit-il en être aussi - pour non seulement sensiblement mais encore intelligiblement, donc humainement et réellement "exister" - de toute "matière d'art".

 

Un seul "signe", mais éclatant - d'une réalité d'autant plus profondément reconnaissable ici comme telle qu'elle a d'abord été transfigurée par l'art - suffit, dans un contexte par ailleurs habité par la seule et anonyme opacité de la matière, pour libérer et sauver totalement cette matière d'elle-même et la faire accéder et participer d'emblée à la "signification" de la figure.

 

Art" abstrait" et condamné à n'exprimer plus - en son perceptible et constant désarroi de ne pouvoir manifestement se fixer ni s'appuyer sur rien d'autre que les aveugles balancements ou chatoiements de la matière - que ce qui échappe dans le visible à toute immédiatement sensible et intelligible "figuration" pour nous de l'invisible.

 

Si l'art "abstrait" est certes capable de frapper d'une certaine manière le regard et de traduire plus ou moins obscurément quelques mouvements confus du coeur ou de l'âme, il est absolument incapable de donner comme tel un sens à ce qui peut apparaître ici-bas comme un "non-sens" et dont le vrai sens est "ailleurs". l'art "abstrait" introduit au contraire une part - spirituellement non négligeable - non seulement d'absence de sens mais encore véritablement de non-sens - de celui-là même qui surgit de la seule conscience de l'homme et dont les conséquences humaines sont souvent si dramatiquement incalculables - dans l'univers.

 

Deux sortes de néants : l'inexistant et ce qui, "existant", - mais comme de l'"existant-inexistant", - n'a pas de sens.

 

C'est le drame et la contradiction fondamentale de l'art "abstrait" que de ne pouvoir se séparer complètement jamais de tout ce qui le nie et qu'il tente désespérément de détruire, sous peine lui-même de n'exister pas.

 

Art "abstrait" : art d'une certaine négation et d'une négation certaine de l'"existant" par la négation de sa "figure".

 

Il y a toujours plus ou moins d'équivalences - ou de non-équivalences - entre les matières ; - il n'y a jamais d'"équivalence" entre les regards.

 

Les êtres, les objets et les paysages qui composent une oeuvre d'art dite "figurative" nous rendent toujours quelque chose de l'attention ou de l'amour même que nous leur pouvons donner, par cette immédiatement intelligible et irrécusable part d'humanité qui les habite et qui n'est ici que l'expression d'une réalité "transfigurée" par l'homme dans l'art, qu'ils gardent et que nous retrouvons sans cesse en eux et qui nous fait indéfiniment participer du plus secret frémissement de leur "vie" même - comme elle les fait toujours plus ou moins profondément participer en retour aussi du plus intime et du plus vrai de notre vie.

 

Aucune "matière d'art" au contraire - délibérément coupée - de toute intelligible et frémissante représentation de ses "sources", au point de n'offrir plus à nos regards qu'une réalité irrémédiablement et désespérément anonyme, opaque et sourde - n'est capable de nous rendre rien de la "fraternelle" attention que nous lui pouvons éventuellement donner et de nous "aimer" en retour elle-même alors comme telle absolument jamais.

 

Art "abstrait" : non pas seulement, en son expression formelle, art sans regard et donc art sans âme, mais encore, en définitive et par cela même, art sans Amour.

 

En art, la perfection de l'"abstrait", - comme celle de l'"informe", - c'est le rien.

 

Art "abstrait" : synthèse, parfois étincelante, de mort!

 

 

DE LA DEFIGURATION A LA TRANSFIGURATION DE LA FIGURE

 

N'accepte à la limite et d'une certaine manière de "défigurer " la "figure" que dans la mesure où la nouvelle représentation que tu en donnes est capable de nous révéler quelque chose d'autre et de plus que ce que nous connaissions déjà de l'ineffable et suprême réalité dont cette même "figure" est secrètement ou manifestement le signe. - Dans le cas contraire, abstiens-toi, car tu ne découvrirais alors à nos regards que tes abîmes.

 

Si l'image ne sert pas à la transfiguration mais à la défiguration de l'homme, l'homme finira par ressembler à la défiguration de l'image ; car l'homme finit toujours par ressembler à ce qui le représente, surtout si ce qui le représente est à ce point une émanation de lui-même et une création non pas certes ici pourtant de son propre coeur mais bien de ce qu'il peut y avoir de plus profondément discutable et arbitraire en son esprit.

 

C'est apparemment un moindre disque pour l'esprit que de s'efforcer de "détruire" sans cesse "impunément" en art une réalité dont on sait pertinemment d'avance qu'elle s'y trouve formellement toujours comme absolument désarmée et donc que, de toute manière, elle ne s'y défendra pas.

 

La "parcellisation" d'une réalité donnée ne vaut en art que si elle ne perd pas toute signification pour nous par rapport à la réalité dont elle vient et que s'il nous est possible de la réintégrer au moins en esprit dans la totalité de cette même réalité ou plus profondément encore de la relier à ce que cette réalité présente de plus significatif d'elle-même à son niveau le plus haut, - comme il en est, par exemple, pour le corps humain, du visage, et, dans ce visage, du regard.

 

La quête de l'inachevé pour l'inachevé, comme aboutissement de l'art, est sans issue, puisqu'on peut toujours concevoir un inachevé plus inachevé que l'inachevé déjà atteint - jusqu'à cet ultime inachevé qui n'est en quelque sorte que l'achevé de l'inachevé et qui s'appelle le néant.

 

Sculptures d'Henry Moore : art non de l'humain, mais du minéral ou, plus exactement, d'un humain minéralisé qui, tirant toute sa force des zones d'ombre de l'être, apparaît comme une constante négation de ce même être, en ce qu'il y règne, qu'on le veuille ou non, une singulière absence d'âme ; - à moins qu'il ne soit que la prophétique expression du prochain avénement d'une sorte d'humanité déshumanisée au point de n'être plus porteuse que d'une "âme" aveugle et sourde à tout autre appel que celui de la matière et qui n'aurait alors tragiquement et désespérément pour l'homme plus rien d'humain.

 

De la désintégration - comme éthique et comme esthétique - par l'art, dans l'art, et ailleurs. - Parfait : désintégrons ! Mais il nous faut alors aller jusqu'au bout de notre démarche et n'avoir de cesse que tout autour de nous ne soit désintégré, mais quand tout autour de nous par nous sera désintégré, il ne nous restera plus à en désintégrer que la désintégration, ce qui est absurde, à moins qu'on ne commence à désintégrer à son tour ce qui désintégrait, c'est-à-dire nous-mêmes ; mais quand tout, et nous-mêmes avec tout, sera désintégré, à quoi donc cela servira-t-il, puisque nulle conscience ne sera plus là pour constater que tout sera bien enfin réellement et définitivement - sinon même magnifiquement - désintégré ?

 

 

Tout "surréel" qui ne se construit qu'à partir de la destruction - et non de la sublimation - du réel, ne pourra jamais présenter aux regards qu'un champ de ruines ; car - au plan des irrécusables rapports naturels du fond et de la forme et qui constituent les données élémentaires de l'existant, sans le respect et la considération desquels il n'est rien de véritablement compréhensible et préhensible pour l'homme autour de lui et en lui, et en dehors de l'invérifiable manière dont peuvent être imaginés quelques-uns de ces mêmes rapports au niveau d'un certain ordre religieux particulier - l'endeçà, l'au-delà ou le contraire de ce qu'on appelle communément - et désespérément - ici-bas le réel, c'est la mort.

 

 

On ne dénude pas l'être en le désintégrant, mais en éclairant en lui tout ce qui meurt de toute l'infiniment précise, lucide et fulgurante autant qu'aimante lumière de tout ce qui - non seulement en dehors de lui mais en lui - ne meurt pas.

 

Non point la défiguration, mais la tranfiguration de la "figure"!

 

 

 

3

DE LA LIBERTÉ DU MARBRE ET DE LA MÉMOIRE DU VENT

 

"A vouloir sculpter dans le marbre, on en oublie le vent" (Pierre Seghers).

Mais

- le vent ne respecte rien tant que le marbre ;

- il n'est rien de plus oublieux que le vent qui, en s'oubliant sans cesse soi-même, est bien incapable de garder jamais quelque mémoire du marbre, tandis qu'il est possible au marbre de garder, par l'art, quelque quasi perpétuelle mémoire du vent ;

- le "marbre" pourrait bien n'être en définitive aussi parfois en art que du vent "apprivoisé".

 

" Géométries dont le risque majeur est de paraître mortes" (Pierre Seghers).

Formes évanescentes dont le risque majeur est de paraître rien.

 

Que serait certes en art une géométrie qui ne serait qu'une géométrie ; - mais que serait a fortiori en art du vent qui pourrait bien n'être à la limite aussi que "du vent" ?

Mieux vaut infiniment en art - ô Bach - une géométrie frémissante qu'un frémissement sans géométrie.

 

***

 

" La perfection fixe (du verbe "fixer"). Elle ne rêve plus, elle rive. Le grain du devenir ne germe pas souvent en elle. Objet de mémoire, objet de musée, la perfection demande à chaque instant à être dépassée. Comme un être vivant, le poème subit ses mutations. C'est bien souvent en fonction de son avenir qu'il m'intéresse"(Pierre Seghers).

 

La perfection d'art ne rêve pas moins qu'elle ne rive, car elle ne rive que la part extérieure du rêve, afin que la frémissante réalité intérieure aux prolongements indéfinis de ce même rêve ne risque pas de s'échapper ni de se perdre jamais à travers la trame inconsistante et comme plus ou moins alors inexistante des mots.

 

Au niveau d'une perfection d'art, rien n'est fini dans le fini, mais c'est au contraire toujours à partir du fini de la perfection et de la perfection du fini que tout commence.

 

De l'indéfini à l'infini par le fini : à condition seulement qu'il y ait d'abord, à un moment donné, quelque part, et dans tous les sens du terme, un fini.

 

  La quête d'un au-delà - pressenti ou entrevu - de la forme et par la forme est la seule justification de la forme.

 

L'art ne fixe la forme extérieure du poème que pour plus sûrement et plus profondément en délivrer l'esprit.

 

Traduire l'être de l'être et de l'univers par la frémissante, lucide et lumineuse exactitude d'un fini transfigurant d'avoir été lui-même d'abord et de l'intérieur même inifiniment déjà transfiguré.

 

Les mutations - virtuellement indéfinies - d'une perfection d'art sont intérieures. C'est pourquoi toute perfection d'art, , sous le regard amoureusement attentif d'une seule âme ou d'innombrables âmes, se dépasse et se renouvelle sans cesse elle-même, d'elle-même, et en elle-même, - ou elle n'est pas.

 

La perfection d'art n'est pas - comme d'aucuns voudraient ironiquement et ridiculement nous le faire croire - de l'ordre du "léché", mais - par un certain épuisement, sur un sujet et à partir d'éléments extérieurs (lignes, couleurs, mots, sons) plus ou moins "donnés", de toutes les possibilités de la forme - de celui d'un certain fini de cette même forme, - au profit chaque fois d'une certaine expression de l'infini et de l'inépuisable.

 

C'est se perdre soi-même, dans la quête d'une forme, que de refuser à cette dernière - par négligence ou manque de rigueur - ce qui la garderait elle-même de se perdre.

 

Tout ce qui, dans un choix déterminé, n'offre pas de résistance, amoindrit immanquablement - et parfois considérablement - la valeur même de l'ensemble de ce choix et met en cause jusqu'à la qualité de la liberté dont il provient.

 

"Plus brillant que résistant."

Le diamant seul est aussi résistant que brillant : parce que - seul - il possède - aussi - la densité.

 

Il court plus de sang et de vie sous le poli de certains marbres qu'il n'en circule au sein de toutes ces formes hétéroclites et invertébrées qui ne prétendent exprimer que l'instant comme tel en dehors de tout de tout ce que cet instant peut contenir aussi d'éternité ; - et les feux de certains diamants admirablement ciselés - ô Mallarmé ! - nous font jaillir de la chair même, du coeur et de l'esprit de l'être tout entier un "sang" - comme d'une "blessure" - qui tire l'intensité de toute sa force d'une source et pour une fin situées infiniment en-deçà et au-delà de la ciselure qui l'a fait apparamment seule jaillir : au niveau de cette indicible transparence d'être que nous voilait et nous révélait à la fois sans le savoir cette même ciselure.

 

Devenir et mémoire. - Pas de devenir ici-bas sans mémoire. Car chaque moment d'un devenir capable d'"exister" d'une certaine manière déjà dans l'imagination de la mémoire, non seulement ne se réalise dans le temps qu'en fonction de ce qui fut, mais encore, dès qu'il s'est incarné - jusqu'à en mourir - dans ce même temps, sans la mémoire, n'est plus. Et la mémoire, en éternisant ce qui a cessé d'être, est le perpétuel devenir de ce qui meurt.

 

Un poème qui ne présente formellement d'avance nulle chance de laisser dans aucune mémoire quelques traces indélébiles, porte déjà la mort en soi.

 

La mémoire n'est pas musée, chambre morte ou tombeau, elle est la premanence dans le changement, ce qui dure au sein de ce qui meurt, la seule réalité d'hier qui survive de nous aujourd'hui et qui avec celle d'aujourd'hui, survivra de nous demain, - car, comme l'écrit magnifiquement Gustave Thibon : " ... les chants par qui le Poète fixe les heures enfuies ne sont pas seulement des tombes où gisent les choses qui sont mortes dans le temps, ce sont aussi des berceaux où sommeillent, à demi transfigurées, les choses qui vont renaître dans l'éternel. La mémoire anticipe sur le ciel : l'homme qui se souvient annonce le Dieu qui ressuscite".

 

 

DE LA MUSIQUE ET DE L'IMAGE

 

La musique est la source même du poème et l'image s'abreuve indéfiniment à cette source même du poème qu'est la musique.

 

Si, en poésie, la musique peut aisément se passer de l'image, l'image au contraire peut difficilement se passer, pour exister, d'une certaine musique.

 

En poésie, certaines musiques ébranlent à elles seules non seulement la sensibilité profonde mais l'imagination vive du lecteur au point que l'on peut dire qu'elles ajoutent à leur puissance d'incantation propre, les pouvoirs mêmes de l'image.

 

L'image est plus proche du sentiment que de la pensée, et l'accumulation des images dans un même poème ne peut se faire et ne se fait en définitive qu'au détriment de l'exactitude et de la rigueur même de cette pensée.

 

Par une accumulation systématique et précipitée des images - qui ne peuvent alors presque toujours que se détruire plus ou moins entre elles - dans un même poème, on ne pense pas ; - on se dépense.

 

L'image ne peut qu'éclairer la pensée, elle ne la remplace pas.

 

L'image va dans le sens d'un élargissement de l'être, la musique va dans le sens de son approfondissement.

 

Une musique exacte et secrètement accordée à la pulsation profonde du poème sert la plénitude et la rigueur de la pensée mieux que ne le fait aucune image.

 

L'image - fût-elle transparente et fluide - garde toujours en elle quelque chose d'extérieur à l'être, de cet extérieur visible dont elle vient ; la musique au contraire - pourvu qu'elle soit véritablement et profondément musique - n'a de cesse qu'elle ne plonge au plus secret de cet être même pour s'y fondre et ne faire désormais plus qu'un avec lui.

 

Tendre à ce que la musique et l'image se fondent ensemble dans une même indestructible réalité frémissante qui ne desserve l'expression ni de la tendresse du sentiment ni de la rigueur de la pensée, - sans lesquelles elles-mêmes ne seraient pas non plus alors exactement ce qu'elles sont.

 

L'image ne doit pas être un "hors-d'oeuvre" - qui peut apparaître comme une faiblesse, et bien qu'il y ait des images de cette sorte qui soient très belles - par rapport à l'ensemble du poème (comme le serait, dans un autre ordre, quelque mirage détachable et flottant à la surface de l'être), mais elle doit au contraire participer du sang même et de la vie même, au niveau de la plus secrète essence, fond et forme réunis, du poème.

 

Faire en sorte que l'image non seulement n'apparaisse jamais comme excentrique par rapport au mouvement intérieur général du poème mais encore qu'elle se fonde si profondément en lui et s'intègre si intimement à sa structure même qu'on ne puisse l'en détacher sans que le poème lui-même ne cesse du même coup et en tant que tel immédiatement d'exister.

 

Non qu'il s'agisse ici de jeter quelque discrédit sur la valeur propre et les prestiges même de l'image, mais bien plutôt de redonner à cette dernière - par une singulière, active et de nouveau chaque fois comme exclusive exaltation de tous ses feux - la place éminente et rare qui lui revient dans le corps même du poème, et de lui rendre ainsi, dans ce même poème, la totalité de ses pouvoirs.

 

 

DE LA POESIE CLASSIQUE - ET DE L'AUTRE.

 

Le beau vers - essentiellement "musique" et aux prolongements indéfinis : le vers talisman, le vers diamant, le vers unique - est l'aboutissement, l'accomplissement et la suprême justification de tout ce qui, en poésie, n'est pas lui.

 

De la "facilité", de la "sécurité" et des "fausses" contraintes de la poésie traditionnelle.

 

Si cela était :

- pourquoi donc les poèmes classiques de prosateurs illustres comme de notoires auteurs modernes de sentences poétiques ou de poèmes en prose sont-ils si souvent, par rapport à ce qu'on en pouvait légitimement attendre, si médiocres ?

- les Villon, Scève, Ronsard, La Fontaine, Racine, Chénier, Vigny, Hugo, Nerval, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Valéry devraient pulluler dans notre littérature ; - ce qui n'est pas.

 

"Bérénice", "L Maison du Berger", "Les Fleurs du Mal", "Hérodiade", La Jeune Parque", par exemple, seraient-ils véritablement imaginables sans rimes, autrement que ne vivant alors, par rapport à ce qu'ils sont, que d'une existence irrémédiablement et désespérément mutilée et dégradée?

 

Baudelaire, sans ses "Petits poèmes en prose", serait encore Baudelaire ; sans "Les Fleurs du Mal, il ne le serait plus.

 

Singulière attitude en vérité que celle de ces contempteurs patenté de la poésie traditionnelle et qui ne peuvent s'empêcher pourtant de faire sans cesse appel dans leurs propres textes - comme si leur écriture même avait besoin, pour exister, d'un tel concours - à quelques-unes des plus évidentes ressources de cette dernière : soit qu'ils mettent ou remettent l'assonance ou la rime au bout de leurs versets; qu'ils truffent leurs poèmes en prose ou leurs proses poétiques non seulement de rapports de sons qui ne sont chaque fois que des assonances ou des rimes plus ou moins camouflées, mais encore de purs vers classiques qui en relèvent brusquement l'éclat ; soit qu'ils couvrent d'innombrables pages de versets qui ne sont en réalité formés que des plus réguliers vers blancs; soit enfin qu'ils observent srupuleusement les mesures et les rythmes traditionnels en des vers auxquels il ne manque ostensiblement que la rime; - qui pillent donc allègrement d'un côté ce qu'ils dénigrent solennellement de l'autre, mais en prenant seulent bien soin de faire en sorte de laisser croire et dire autour d'eux qu'ils ne le pillent pas.

 

D'aucuns n'ont manifestement abandonné et cherché à systématiquement détruire la forme poétique traditionnelle que par incapacité véritable à creuser eux-mêmes le langage au-delà de ce qui avait été exprimé déjà dans cette forme, d'y ajouter cette nuance personnelle en même temps qu'infinitésimale et infinie qui bouleverse, dans le ciel de l'être, le cours même des astres, et nous apporte de nouveau toujours ce quelque chose apparemment de presque rien d'autre qui donne pourtant à ce qui est, à partir de l'approfondissement d'une réalité elle-même donnée et dans les limites délibérément acceptées d'un univers formellement clos, l'impression brusquement qu'il contient tout.

 

C'est cette double appartenance plus ou moins dosée entre l'élément poétique et l'élément prose dans un poème en prose et dans une prose poétique qui apporte à ces derniers, par la dualité de leurs chances, ce surcroît de ressources formelles par quoi elles donnent le change et qui les font rarement apparaître totalement nulles, alors que le faisceau de lumière unique et dru qui tombe brusquement d'un regard sur un poème en vers traditionnels ne lui laisse aucune chance, si le poétique seulement manque, d'en réchapper jamais; - mais c'est finalement un singulier surcroît de force aussi pour ce dernier que de ne pouvoir s'appuyer et compter, quand cela arrive, que sur la pureté sans formelle ambivalence et nue de son chant.

 

La différence fondamentale qui existe entre un poème en prose ou de la prose poétique et un poème en vers traditionnels, c'est que le poème en prose et la prose poétique peuvent cesser d'être poétiques sans pour autant cesser d'être de la prose, tandis que si le poème en vers traditionnels cesse d'être poétique, il n'est plus rien.

 

Ce qui signifie simplement que l'élément essentiel d'un poème en prose ou d'une prose poétique est l'élément prose, tandis que l'élément non seulement essentiel mais encore unique d'un poème en vers traditionnels est l'élément poétique.

 

Personne n'oblige certes ni n'empêche non plus personne de "battre" Racine, Vigny, Baudelaire, Mallarmé, Valéry sur leur propre terrain ni de souffrir leurs tourments d'art pour donner les fruits que l'on sait. Compte seul, ici comme ailleurs, non pas ce que l'on dit, mais ce que l'on fait. S'il est vrai que rien ne peut être plus faible qu'un vers classique, rien non plus, quand le "souffle" passe, n'est plus foncièrement inimitable et plus irremplaçable que lui. A ne considérer, comme il convient, que les sommets, et par rapport à tout ce qui n'est pas elle, il apparaît qu'il y a dans la poésie classique française de tous les temps, donc du nôtre, des pointes d'art qui tiennent de leur perpétuel renouvellement d'hier l'irrécusable promesse de pouvoir se renouveler indéfiniement demain et dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles n'ont jamais été dépassées. - Tout le reste, en ce domaine, est du vent !

 

 

D'UNE ECRITURE - POUR LA JUSTIFICATION AUSSI D'AUTRES SEMBLABLES ECRITURES

 

Ecrire en vers classiques est moins finalement pour moi une cause que je défends qu'une manière d'être que j'assume, et que - décidément aussi - je justifie.

 

Si en poésie, mon tempérament se refuse d'instinct aux "excès de langage", c'est parce que je sens confusément que ma tendance naturelle à cultiver ces mêmes excès n'est finalement pas ce qu'il y a de meilleur en moi.

 

Il y a toujours dans mes poèmes comme une sorte de précipitation, de soif effrénée d'arriver au but et que ce but soit clair - au moins dans sa formulation s'il ne peut l'être aussi toujours et de la même manière ailleurs jusqu'en ses plus subtils et imprévisibles éventuels prolongements.

 

Qu'importe qu'il puisse t'arriver d'utiliser, en dehors des mêmes mots, de mêmes accouplements de mots et de mêmes tournures de phrases pour exprimer les différents aspects d'une réalité qui n'est finalement jamais que la tienne ou que celle dont la tienne n'est - à ton insu ou non - qu'une certaine représentation ici-bas, si tu parviens seulement chaque fois à exprimer le moins mal possible à tes yeux un peu de ce qu'il te semble y avoir en toi non pas peut-être d'essentiel mais de moins périssable à dire.

 

Ce qui peut apparaître dans mes poèmes comme une chute, n'est en réalité, à mes yeux, au sens étymologique du terme, qu'une conclusion ; - comme ce l'est enfin d'un corps formellement clos sur lui-même sous peine de mort ; comme ce l'est aussi d'une vie qui, sa course achevée, se referme brusquement et totalement en même temps qu'irrémédiablement non seulement sur elle-même, mais encore sur Dieu, - et en Dieu.

 

Ma poésie n'est pas ambiguë, ou, du moins, s'il lui arrive de l'être, elle ne l'est jamais volontairement mais par seule faiblesse de ma part, bien qu'il soit vrai que s'efforçant d'exprimer toujours davantage de l'inépuisable réalité d'un sujet déterminé, ma poésie puisse parfois comme tout naturellement se trouver plus ou moins habitée, au-delà du sens premier des mots, par un ou plusieurs sens en quelque sorte "seconds" capables de lui donner cette apparence d'ambiguité, mais je n'aspire finalement qu'à tenter d'atteindre, à travers et par la plus grande cohérence formelle et intérieure possible du poème, à la plus grande cohérence et unité intérieure possible de la réalité perpétuellement en devenir et donc mouvante du plus irréductible pourtant de mon être même.

 

Se dire : tu n'écriras finalement jamais que pour toi. L'important est de satisfaire ton propre goût d'une certaine lumière sur toutes choses, par l'application à ton art d'une certaine rigueur dans la transparence, comme l'accomplissement le meilleur pour toi d'une quête de la vérité par la beauté, et pour te permettre, toutes les fois que tu auras sombré dans la misère et dans la nuit, de te relever plus sûrement chaque fois et autant de fois qu'il le faudra, d'être moins misérable enfin que tu ne le serais si tu ne t'exprimais pas de cette manière. Pour le reste, hormis une certaine souffrance et une souffrance certaine inhérente à la nature humaine et souvent indépendante de la volonté de l'homme, qu'importe !

 

Bien léger qui ne verrait dans mes poèmes - à cause de la transparence et de la musicalité perpétuellement recherchées de leur chant - qu'un jeu d'esthète, car ma poésie, née de la souffrance et tout entière toujours et comme douloureusement sinon même désespérément tendue vers une sorte de sublimation de l'instant, est essentiellement une poésie de rachat.

 

 

IV

DE L'ART, DE LA LUMIÈRE ET DE LA BEAUTE

 

DE LA BEAUTE

 

Il n'est d'art sans beauté, ni de beauté qui ne rende meilleur.

 

Il n'est pas de beauté sans un certain ornement : la nudité est le suprème ornement, à la condition seulement qu'elle soit belle.

 

Vous ne cessez de me parler de la beauté de la Charité ; moi je voudrais vous parler de la charité de la Beauté.

 

Toute beauté d'art qui ne ferait s'arrêter le regard le regard qu'à l'extériorité figée de sa forme, ne serait, pour ce même regard, qu'une beauté intérieurement glacée et déjà morte en soi.

 

Ils me feront toujours rire ceux qui proclament partout bellement que le chaos est le fin du fin et la fin de tout et qui ne trouvent jamais rien de mieux que de se servir sans cesse eux-mêmes du beau contre ce même beau qu'ils prétendent vouloir précisément détruire - comme si le beau était à leurs yeux même paradoxalement seul capable d'accréditer leur propre mais non moins incroyable thèse qu'il n'est rien.

 

Il est toujours infiniment plus facile pour l'homme de réduire de la beauté en laideur que de transfigurer de la laideur en beauté, car si l'on peut réduire de la beauté en laideur sans le secours d'aucun "supplément d'âme", on ne peut transfigurer de la laideur en beauté qu'en lui rendant un peu de la transparence et de la pureté primitive dont elle vient.

 

Si vous ne savez pas quelle différence formellement existe entre le beau et le laid, comme l'expression ici d'un certain mal et là d'un certain bien, demandez donc à n'importe quelle femme normale en mal d'enfant de mettre volontairement au monde un "monstre", et vous verrez ce qu'elle vous répondra.

 

La laideur, en tant que telle, et même prétendument devenue objet d'art, n'a jamais été le fruit, au sens spirituel du terme, d'aucune sorte d'art, mais bien plutôt celui d'un étrange manque d'art, - à moins que ce ne soit d'abord et surtout celui d'une singulière absence aussi de la plus grande âme.

 

Il existe une sorte de fascination de l'obscur - quelque chose comme venant d'une beauté claire "renversée".

O ma beauté "convulsive" - et condamnée à n'exister plus que par le spasme, pour le spasme et dans le spasme, comme si le spasme aveugle et sourd pouvait être en art le fin du fin, une fin en soi et la fin de tout, et comme s'il n'y avait pas véritablement de la démence à vouloir te réduire à n'être plus qu'un misérable objet d'interrogations cliniques à la merci de quelque extravagante et aléatoire psychiâtrie ; comme si encore cette part d'être qui fut depuis des millénaires la tienne la plus haute devait brusquement se trouver par le diktat de quelques-uns inexorablement rejetée dans les abîmes de l'anathème et de la nuit ; et comme si tu ne pouvais désormais plus te sauver et nous sauver que dans les mouvements hoquetants et les sursauts dérisoires d'une incontrôlable crispation, capable de n'offrir plus enfin à nos regards assoiffés de ta vérité, au milieu d'un visage lamentablement ravagé par les ténébreuses approches d'une sorte de delirium tremens et de la folie, que l'opacité tragique et délirante d'un pitoyable regard révulsé!

Beauté souillée, beauté profanée?... - La beauté, dans sa part éternelle, demeure inatteinte, mais ce sont le coeur, l'âme du profanateur qui se trouvent alors obscurcis au point de ne plus la percevoir, la recevoir.

 

Point ici-bas de beauté qui ne soit profondément aussi une beauté triste, car la beauté, qui n'a pas de prix, est, dans son expression formelle, perpétuellement menacée, et de savoir que ce qui n'a pas de prix est perpétuellement menacé, a quelque chose de déchirant.

 

Toute réussite d'une beauté est le fruit d'une "rupture".

 

Parler des mouvements de l'être en termes de beauté, c'est en parler en termes de destin, car la beauté, qui porte en elle à la fois le rayonnement de la mort et le soleil de l'éternité, rejoint le destin en cela que ce dernier n'est lui-même et de la même manière formé que par les fils inextricablement entremêlés de la mort et de l'éternité : d'une mort perpétuellement sauvée par de l'éternité ; d'une éternité perpétuellement délivrée par de la mort.

 

Si la beauté n'est rien ici-bas sans le regard, que serait le regard sans la beauté ?

 

Le regard sans la beauté serait comme sur le monde la fenêtre ouverte d'une merveilleuse intelligence condamnée à vivre sans connaître jamais sa véritable raison d'être - au sein pour elle de la plus incompréhensible et de la plus irréductible nuit de l'esprit.

 

Grandeur et désespérance ici-bas de la beauté : de n'être jamais que ce qu'elle est, en nous laissant toujours infiniment pressentir tout ce qu'elle pourrait être et qu'elle n'est pas, mais en nous donnant d'autant plus soif aussi de ce qu'elle n'est pas qu'elle nous comble davantage enfin de ce qu'elle est.

 

La beauté sur terre n'est pas seulement la réalité qui dans certaines âmes meurt le moins, mais encore celle qui les transfigure le plus ; - en vérité, celle-là même qui serait peut-être seule capable un jour ici-bas, en transfigurant tout, de tout sauver.

 

Toute beauté menacée s'échappe en Dieu !

 

 

DE LA LUMIERE

 

Un art irréfragable et nu comme la Lumière !

 

Qu'est-ce qu'un art qui ne serait pas en même temps nourriture?

La lumière est la nourriture de l'esprit.

 

" Ce que je fais, dit la Lumière, je le fais sobrement, - ou je ne le fais pas."

 

Rien de plus terrible que la lumière qui, en dissipant toutes les ombres, rend toutes choses nues.

 

Certains êtres sont exaspérés par la Lumière au point qu'ils se conduisent envers elle comme des aveugles.

 

Si la nuit ne peut se passer de la lumière - parce que c'est la lumière par son absence même qui crée la nuit, que la nuit ne se situe jamais que par rapport à la lumière et qu'on ne saurait pas que la nuit existe sans la lumière, - la lumière, au contraire, se suffit à elle-même et n'a pas besoin de la nuit pour exister ; la présence de la nuit ne pouvant chaque fois qu'aiguiser comme par contraste l'intensité déjà incommensurablement existante de la lumière.

 

Si ce qu'on tire de la nuit est aussi obscur que la nuit même d'où on le tire, à quoi sert-il donc de le tirer de la nuit ?

 

Exorciser la nuit, pour rendre claire toute chose - née de la nuit !

 

N'exprimer la nuit que pour mieux exalter la lumière ; n'exalter la lumière que pour mieux sauver la nuit.

 

On est toujours plus ou moins lié par les ténèbres et délié par la lumière.

 

"Rien n'est plus mystérieux que la lumière : on peut toujours éclaircir ce qui est obscur ; la transparence seule est impénétrable" (Gustave Thibon). - Cette transparence qui pourrait bien être le plus pur visage ici-bas de l'Absolu.

 

La lumière de la terre, c'est déjà quelque chose du Visage de Dieu posé sur nous.

 

 

DE L'ART

 

Que chez toi les mots n'aillent jamais plus loin que la pensée ne peut les suivre ; car jusqu'où vont les mots, là aussi doit pouvoir aller la pensée.

 

Le poème à naître préexiste toujours d'une façon latente - et comme "en attente" au fond de soi : tout le problème de la création ne consiste alors qu'à le tirer de la nuit même de l'être sans trop le dénaturer ni donc - d'une certaine manière aussi - le détruire.

 

Dans un poème n'attend pas que la rime soit imprévisible, mais que la pensée, par la résonance secrète du vers, le soit.

 

L'important, en art, n'est pas de dire dix, vingt ou cent fois, fût-ce brillamment, des choses à peu près justes, mais de pouvoir dire seulement une fois, le plus simplement possible, quelque chose - ressenti d'emblée comme tel par quelques-uns - d'irrécusablement juste.

 

Le véritable souffle poétique tient moins à la longueur même d'un poème qu'au prolongement que peut avoir dans certaines âmes ce même poème, car il est des poèmes longs dont le prolongement dans l'âme d'autrui est pratiquement nul et des poèmes brefs dont le prolongement dans certaines âmes est infini.

 

En art, où tout n'est presque toujours qu'une question de nuances, il exite souvent entre le vrai et le faux la même différence que celle sui distingue, par exemple, deux colliers de perles dont l'un serait faux et l'autre vrai : il n'y a que l'oeil exercé d'un expert pour aisément s'en apercevoir ; or, le premier est sans valeur et le second n'a pas de prix.

 

Quand on n'a rien à dire, il est bien difficile à la forme de remplacer suffisamment le fond absent pour réellement exiter ; il ne reste le plus souvent alors entre les mains du "créateur" - comme une épave flottant à la surface de la mer - qu'une sorte d'insaisissable et pitoyable inanité des mots.

 

Presque toujours en art, au contraire de l'insolite, l'évidence, pour rare et salutaire qu'elle soit, se remarque la dernière.

 

Ce qui est essentiel n'apparaît que très rarement dès l'abord singulier : il y faut le plus souvent le regard d'une extrême attention pour découvrir en quoi cet essentiel est unique.

 

En art, trop de lucidité, crevant l'illusion, crève la joie, il ne reste alors de refuge que dans l'effort.

 

"Gratuité" de l'écriture. - Oui, mais au niveau seulement de l'acte d'écrire et non point à celui d'un choix arbitraire des mots : ce n'est pas parce que l'acte d'écrire doit être "gratuit" que l'on doive écrire n'importe quoi.

 

Poésie dite libérée". - "Libérée" de qui?... "Libérée" de quoi?...

La véritable liberté en art ne se situe pas au niveau d'une quelconque désarticulation ou désintégration délibérée de la forme mais à celui de la liberté d'âme qui informe l'informe en lui imposant enfin, par l'impérieuse nécessité de ses contraintes, l'impérieuse - et lumineuse - nécessité de ses choix.

 

Poésie "libérée" de tout - sauf d'elle-même; et "libre" - apparemment seulement - de ne l'être pas.

 

A force de jouer avec les mots, on finit toujours par plus ou moins jouer avec sa propre vie.

 

La folie - ou le "crime" - des tenants d'une certaine poésie dite "moderne", c'est de porter atteinte, par une volonté forcenée de désarticulation et de désintégration du langage, à l'intégrité et donc à l'unité de l'être même, - car le verbe et l'être ne font qu'un.

 

L'insolite pour l'insolite et l'équivoque pour l'équivoque : ces Masques !

 

La quête de l'ordre, d'un certain ordre harmonieux et pur, peut être, pour qui la vit intensément, une aussi dramatique aventure que la quête du chaos ou de l'aventure pour l'aventure, - comme si d'ailleurs la quête du chaos pour le chaos pour le chaos ou de l'aventure pour l'aventure pouvait être humainement un but en soi! - car si la quête du chaos pour le chaos ou de l'aventure pour l'aventure peut ne laisser qu'un immense vide en l'âme, la quête absolument désespérante et toujours plus ou moins désespérée d'une réalité dont la perfection sitôt qu'entrevue recule indéfiniment devant nos yeux sans qu'il nous soit véritablement jamais possible de la saisir laisse dans l'âme une blessure qui ne se referme totalement jamais.

 

S'efforcer toujours d'atteindre dans le langage à cette simplicité supérieure où toutes choses transparaissent brusquement dans l'évidence du vrai.

 

Faire jaillir indéfiniment la poésie des mêmes mots ; - comme la vie d'un être, jamais exactement la même, jaillit indéfiniment du même "sang"!

 

Le grand art est simple ; il doit posséder en lui comme le mouvement profonde de la respiration la plus élémentaire de l'être portée à son niveau de "pulsation" la plus haute.

 

Tendre à l'élémentaire, à n'atteindre toujours, dans l'expression par le langage d'une réalité qui se cache en se dévoilant et qui se dévoile en se cachant, que la part irréductible de ce même langage par rapport à cette même réalité, ce qui en constitue en quelque sorte le noyau.

 

Fuis le mot rare, - trop délibérément et manifestement recherché par toi parce que rare, - comme tentation du superflu.

 

Le rare - au sens d'essentiel à l'être et donc d'infiniment précieux pour lui - est, comme l'air que l'on respire, ce qui nous apparaît presque toujours comme ce qu'il y a d'ici-bas de plus effacé.

 

Rare - par apparente absence de rare!

 

S'arracher au sortilège des mots; - parvenir à ne les aimer que pour leur geste nu.

 

Les vers de Racine possèdent ce quelque chose de moins qui leur donne ce quelque chose d'autre et de plus qu'on ne trouve à ce point nulle part ailleurs.

 

Les héros les plus raciniens de Racine pourraient tous à la fin des fins véritablement s'écrier : "Il ne manque plus rien, puisque j'ai tout perdu!"

 

"Racine? Dépassé!" - La question est seulement de savoir par qui, par quoi ou en quoi Racine est dépassé". Il est des dépassements qui vous honorent.

 

Ne cherche pas d'abord à être original, mais à être vrai; - à être original parce que vrai : original seulement parce que vrai.

 

N'accepter l'originalité de la surface que dans la mesure où elle traduit la vérité de la profondeur.

 

Donner de la profondeur à la surface, révéler ce que la surface porte en elle, sans même toujours bien le savoir, de profondeur.

 

De l'insolite de la surface à l'insolite de la profondeur : le premier n'agissant que par brusque autant qu'éphémère surprise et comme par défaut de profondeur ; le second n'agissant au contraire que par une surprise immédiatement efficace certes dans son déclenchement mais lente dans l'imprévisible et possiblement lointain déroulement de ses effets, qui nous mène de surprise en surprise et crée comme un enchaînement indéfini de surprises, en même temps que s'opère (au niveau d'une réalité donnée, et comme sous la poussée de l'existence en elle d'un surcroît perpétuellement renouvelé de profondeur) comme une sorte de progressif approfondissement de cette même profondeur, - d'une profondeur qui, une fois révélée, se révèle elle-même alors chaque fois inépuisablement révélatrice de profondeur.

 

En art, le comble de l'intensité dramatique ne se situe pas au niveau d'une expression violente et exacerbée des sentiments et des pensées, mais à celui - infiniment plus secret et par là même plus subtil et plus fort - d'une indéfinissable et tout ensemble irrépressible densité frémissante de l'âme, - elle-même tout entière alors, par la forme, comme difficilement sinon même comme impossiblement contenue.

 

S'il appratient à la musique, aux arts plastiques et au langage en général d'exprimer, de diverses manières, le chant profond qui sourd du coeur et de l'intelligence de l'homme, il appartient essentiellement à la poésie d'en exprimer ce qui en est peut-être la part la plus irréductible et la plus haute : le frémissement secret de la pensée.

 

Si creuser le langage ne sert pas à creuser l'être, à quoi sert-il donc de creuser le langage?

 

Le visage - et particulièrement , dans le visage, le regard, - est, par excellence, le miroir de l'âme, et toute oeuvre qui ne porte en soi ne fût-ce que le reflet - voilé ou non - d'un visage ou comme l'attente indéfinie pour ne pas dire infinie d'un possible visage, perd toute la qualité et toute la force d'âme qui lui conférerait la "présence" en elle de cet ineffable miroir de l'âme qu'est le visage.

 

Ce qui distingue toujours en art les grands initiés des simples créateurs de formes et des dispensateurs de pur vertige et de faux songe, c'est l'extrême organisation en eux de la densité de la transparence et de la pureté de la pensée.

 

Ce qui fait la grandeur d'une oeuvre, c'est moins l'originalité subtile ou saisissante des images, l'abondance ou l'éclat resserré du style que l'indéfinissable présence en elle de quelques cadences suprêmes qui éclairent brusquement tout le reste d'un rayon tel que rien d'autre n'est alors capable d'en altérer jamais la fulgurante, décisive et comme irremplaçable beauté.

 

L'"ouverture" se trouve toujours à l'"intérieur" même du poème, - comme le coeur de feu du lotus ne brûle jamais qu'à l'intérieur de ses pétales ouverts ou refermés.

 

Que ton poème soit, d'une certaine manière, si amoureusement et profondément "refermé" sur lui-même qu'il garde indéfiniment en lui, comme son plus précieux bien, pour une infinité d'êtres à venir, les trésors intérieurs qu'il a été capable de dispenser une fois seulement déjà à quelques-uns.

 

Quand les hommes de notre époque en auront assez d'être perpétuellement et de toute manière choqués jusqu'au plus intime de leur être, ils supplieront de nouveau qu'on les charme.

 

La vie de l'oeuvre d'art n'est pas de même nature que la vie de la vie, car si la vie de la vie ne se réalise que dans un mouvement formé d'un extraordinaire enchaînement d'instants, la vie de l'oeuvre d'art au contraire n'existe que par l'arrêt et comme par la brusque et définitive fixation formelle d'un moment privilégié de la vie de la vie, et donc - en devenant à sont tour elle-même alors indéfiniment source de vie - que par une sorte d'illuminatrice et fulgurante en même temps qu'inépuisable éternisation de la mort.

 

Chair transfigurée par l'art : matière d'éternité!

 

Seul compte d'une oeuvre ce qui nous en reste dans l'âme.

 

L'Art : cette perpétuelle remise en question des Ténèbres par la Lumière!

 

 

V

DU HASARD ABSOLU ET DE LA LIBERTE

La réflexion, le fait de revenir sur..., ne fut-ce qu'une seule fois, est la négation du hasard absolu et l'irréfutable preuve de l'existence en l'homme d'un élément de liberté qui échappe au hasard et qui le juge comme hasard; - car le hasard ne peut revenir sur lui-même sans se détruire lui-même ; il lui faut, pour exister, marcher indéfiniment au-devant de lui sans jamais se retourner.

 

L'existence ici-bas d'un hasard absolu signifierait pour l'homme, en même temps que l'abolition de toute mémoire, l'impossibilité absolue de connaître rien jamais non seulement de tout ce qui - comme lui - constituerait le hasard, mais encore de tout ce qui - éternellement libre et maître, ailleurs, du hasard - pourrait le délivrer de ce hasard.

 

Pour qui serait enchaîné sur terre à un hasard absolu, n'existerait que de l'instant, un instant indéfiniment mort sitôt que né, donc finalement que de la mort, une sorte de permanente et infrangible mort, - une mort, dès ici-bas déjà, comme absolue.

 

L'homme ne pourrait et ne répondrait jamais, à l'existence ici-bas d'un hasard absolu, que par un désespoir absolu.

 

 

Il n'est point ici-bas de liberté absolue ni de hasard absolu; les événements de l'espace et du temps ne sont formés que de perpétuels compromis entre de la liberté et du hasard, - que de la liberté s'inscrivant dans du hasard, - que de la liberté s'inscrivant dans du hasard, - et de hasard s'inscrivant dans de la liberté.

 

De la relativité d'un terrestre "hasard absolu". - Tout "hasard absolu" (au sens d'un inexorable enchaînement particulier d'instants), - parce qu'il ne pourrait exister sans élimination préalable à son seul profit, par la souveraine et décisive intervention d'une réalité préexistante à lui-même et supérieure à lui, d'une infinité d'autres semblables hasards primitivement possibles au sein de l'univers, - ne pourrait jamais être absolu qu'au niveau de l'enchaînement indéfini de ses conséquences et non pas à celui de son origine, et ne pourrait donc finalement jamais être non plus que le fruit du choix d'une Liberté véritablement elle-même alors - en sa source ultime - Absolue.

 

Apparente contradiction fondamentale de la Liberté Absolue : de ne pouvoir se vouloir libre qu'absolument, jusques et y compris de ne l'être pas, mais sans cesser alors même pourtant de l'être absolument jamais.

 

DU PUR ET DE L'IMPUR

 

"De la guerre, démon majeur, aux complexes, démons mineurs, le domaine démoniaque - présent plus ou moins subtilement dans tous les arts barbares - est rentré en scène.

Le domaine démoniaque, c'est celui de tout ce qui, en l'homme, aspire à le détruire" (André Malraux).

 

Il règne, dans toute une part de l'art et de la littérature d'aujourd'hui, une soif si profondément et manifestement blasphématoire de destruction de l'humain dans l'homme et du divin dans l'humain qu'il semble qu'elle ne puisse plonger ses racines - à l'insu peut-être parfois même de toute conscience claire de l'homme - qu'au sein des forces les plus radicalement et désespérément obscures et négatives en même temps que formidablement et monstrueusement vivantes et agissantes (au niveau de la plus irrémédiable mort) de l'univers.

 

Ne pas douter de l'existence, en deçà de l'humain et de l'inhumain, s'opposant à l'Existence et s'appuyant sur les existences, d'une sorte de pureté de l'impur et dans l'impur : de Pur Impur.

 

Le Pur Impur n'est pur - d'une certaine manière et dans l'ordre de son impureté même - que jusqu'à cette ultime limite où sa pureté deviendrait telle qu'elle serait alors capable - par attirance suprême entre les contraires - de le faire basculer - si c'était possible - dans le Purement Pur. - Mais seulement si c'était possible, car, comme il en est des rapports des Ténèbres et de la Lumière, le Pur Impur n'est et ne pourra jamais être qu'une dégradation et donc que la négation, l'affirmation a contrario, et comme le reflet radicalement et désespérément inversé du Purement Pur.

 

Le Pur Impur : sans lequel tout ce qui est, ici-bas, imparfaitement pur ou impur, comme tel, n'existerait pas.

 

Le Pur Impur est incapable de perdre le Purement Pur, - mais il peut être sauvé par Lui.

 

Le Pur Impur n'est séparé du Purement Pur que par un espace - infini.

 

L'absolue intériorité de la Lumière absolue est le seul contrepoids possible au Pur Impur.

 

 

DU PRIMORDIAL "CHAOS" A L'ORDRE, ET DE L'ORDRE AU CHAOS

 

Il existe deux sortes de chaos : le primordial "chaos" qui vient de Dieu et qui porte en lui tous les possibles ordres de l'univers; et le chaos qui vient de l'homme et qui n'est que l'expression de la désintégration par l'homme d'un certain ordre issu du primordial "chaos" de l'univers, qui porte en lui tous les éléments désintégrés de l'ordre détruit et qui ne pourra jamais être autre chose, à la différence du primordial "chaos" qui vient de Dieu, qu'un aboutissement qui soit aussi un aboutissement de mort, - mais d'une mort spirituellement ici comme absolue et privée de la transfiguration de la mort.

 

Le primordial "chaos" qui vient de Dieu est un commencement sans fin; le chaos qui vient de l'homme est une fin sans commencement.

 

Ce n'est pas, dans le primordial "chaos", le "chaos" qui est intéressant, mais l'ordre perpétuellement issu de ce "chaos" et qui le justifie en le niant.

 

 

DE LA RECHERCHE DE LA RECHERCHE POUR LA RECHERCHE ET PAR LA RECHERCHE DE LA RECHERCHE...

 

Ce nouveau "narcissisme" qui n'ose pas dire son nom et qui s'exerce à la faveur d'une "recherche" qui n'est que la négation même de la recherche en ce qu'elle se condamne elle-même d'entrée à n'aboutir nulle part, sous peine soi-même de se détruire.

 

Il en est qui cherchent indéfiniment ailleurs ce qu'ils ont déjà profondément en eux, et c'est pour cela qu'ils ne le trouvent pas.

 

 

DES CATEGORIES

 

Tout ici-bas, et tout à l'intérieur de de tout, dans ses propres limites, en soi, et par rapport à tout ce qui n'est pas soi, et par rapport à tout ce qui n'est pas soi, n'est que catégories. Et nier les catégories, c'est déjà se reconnaître de la catégorie de ceux qui nient les catégories par rapport à la catégorie de ceux qui les affirment. Tout ici-bas n'est que catégories, parce que tout, de par sa nature même et par rapport à tout ce qui n'est pas Tout, s'y trouve limité par l'espace et le temps de telle sorte qu'il semble que ce soient leurs limites mêmes qui d'une certaine manière et en nous les révélant créent les catégories. L'important est seulement que ces catégories soient non pas des catégories mortes mais des catégories vivantes et vraies parce que profondément et comme indissolublement reliées entre elles par de mutuels et infinis échanges d'Amour qui les plongent ineffablement toutes ensemble enfin au sein de cette suprême Catégorie sans catégories qui est Dieu.

 

 

VI

 

D'UN AMOUR

 

Ton Coeur, Amour, dès qu'il l'a reconnu,

Pour le vêtir, mon coeur s'est mis à nu!

 

Ton Amour m'a couvert le visage comme un "manteau"!

 

Qui tu aimes, quand tu l'embrasses, fais-le chaque fois comme si ce devait être pour la dernière fois.

 

L'enfance de l'Amour est un peu chaque fois comme l'enfance du monde, - et l'enfance est aussi un peu chaque fois comme l'enfance miraculeusement renouvelée de l'Amour.

 

Pas d'Amour véritable qui ne soit dès sa naissance et par sa nature même comme percé d'une flèche en son sein.

 

Aimer, c'est être "dévoré" par ce qu'on aime au point de le "dévorer" soi-même d'une certaine manière à son tour en devenant lui.

 

La souffrance que l'Amour se donne à lui-même, donne à ceux qui en souffrent et vivent d'en souffrir, la conscience même qu'ils ont de l'intensité de cet Amour.

 

Comme le ciel et la mer - si différents entre eux - à l'horizon se rejoignent, ainsi sans cesse nous-mêmes, à l'infini de l'espace et du temps, nous nous rejoignons.

 

Ta soif mortelle est dans mes mains illuminées

Comme un flambeau vivant qui monte de la nuit !

 

A mesure qu'elle marchait, et parce qu'autour d'elle il se faisait toujours une plus grande lumière, elle prenait de plus en plus un air d'éternité.

 

Toute approche de l'âme d'autrui ne peut être ici-bas qu'incertaine et mutilée, mais c'est de ce tremblement même qu'elle tire son plus haut prix: celui de vouloir et de pouvoir "exister" malgré la mutilation et malgré le mort.

 

Soleil de ma Mémoire : Mémoire en moi de mon "Soleil"!

 

 

VII

DE QUELQUES ASPECTS DU PARAITRE A L'ETRE

 

Le poids d'une seule âme pure sur l'avenir de l'être est infini.

 

Ce qui passionne surtout dans la vie de certains êtres, c'est moins la succession morcelée des instants de leur existence que la courbe générale même de leur cheminement : cette chute ascendante ou descendante qui les fait comme inexorablement tomber dans les abîmes de la Lumière ou de la Nuit.

 

Ces masses d'hommes sans contours, qui ne cherchent et ne s'aiment précisément que parce qu'elles sont sans contours; comme toutes ces sortes d'idées collectives qui s'agglomèrent toujours plus ou moins centre elles et qui drainent d'autant plus sûrement la conscience des peuples qu'elles se révèlent flottantes, confuses et arbitraires!... - Je n'arrive pas à comprendre qu'on puisse aimer quelque chose de vague.

 

Ce que je redoute, dans le vague, ce n'est point tant d'y rencontrer de l'inconnu que du vide; - parce que le vide est, comme le néant, de l'inconnu-inconnaissable.

 

Le vague et le rien se rejoignent en cela qu'ils expriment tous deux de l'inexistant; l'un, par absence de réalité; l'autre, par inconsistance d'être et comme par "surcroît d'irréalité".

 

Tout ce qui est limité verse en l'âme, par la conscience aiguë qu'il nous donne de ses limites même, le pressentiment très doux de l'illimité.

 

***

 

La confusion des ordres et des valeurs - en l'être et hors de l'être - par l'être entraîne presque immanquablement une désagrégation intérieure sinon même extérieure de ce même être, par la confusion qu'elle entretient en lui entre ce qui lui est essentiel et ce qui ne l'est pas.

 

Si le faux était égal au vrai, à quoi servirait au faux - de quelque nom qu'on le nomme et depuis des millénaires - de paraître n'être pas vrai, et vice versa? - Ainsi du beau et du laid, du bien et du mal, du jour et de la nuit, du pur et de l'impur, de la vie et de la mort, et de tous ces contraires que d'aucuns s'ingénient à si consciempment et comme diaboliquement vouloir faire croire qu'ils les confondent absolument, tout en prenant bien soin dans le même temps de ne pas manquer de les distinguer et de les opposer radicalement au fond d'eux-mêmes pour leur propre usage et à leur seul profit.

 

Pour une mouche, pas de différence entre une vomissure et la Piéta de Michel-Ange, sinon qu'il lui est bien plutôt même possible de trouver dans la première une certaine sorte de nourriture que ne lui offre pas la seconde, tant il est vrai que c'est toujours au niveau des soifs les moins pures comme des regards les plus obscurcis par rapport à la Lumière que toutes choses se confondent le plus inextricablement entre elles et que cette hiérarchie des valeurs que l'esprit est amené pour son propre usage à si clairement concevoir se trouve le plus désepérément renversée.

 

C'est peut-être au niveau de l'idée qu'ils se font de la vie et de la mort qu'apparaît le plus clairement encore à quel point les hommes sentent bien - confusément ou avec force - que tout n'est finalement pas égal à tout, car si du moins la vie et la mort pour eux ne faisaient qu'un, ils ne s'acharneraient pas de si belle manière à vouloir presque toujours retarder jusqu'aux extrêmes limites du possible l'avènement de ce moment si profondément inestimable où il leur sera donné à chacun de pouvoir jouir eux-mêmes enfin de leur propre mort.

 

 

***

 

Il est toujours infiniment plus difficile d'obéir aux dieux qu'aux démons, parce que si les démons sont plus dévorants que les dieux, les dieux sont plus exigeants que les démons.

 

Derrière cette sorte d'étrange et comme irrésistible fascination qu'exercent sur certaines âmes les manifestations ici-bas du monstrueux et du laid se révèle le refus inconscient ou solennellement proclamé de toute forme possible de résurrection immédiate ou ultérieure de l'être au profit d'un singulier attrait pour l'anéantissement de toute chose au fond de quelque obscure et comme désespérément inexistante réalité par l'intermédiaire de quelque irrémédiable mort; - à moins qu'il ne s'agisse, à travers la quête de ce monstrueux et de ce laid, de celle d'un Mal après lequel ces âmes aspirent comme après l'avènement du règne de l'envers même de la Lumière et comme pour se venger de l'exitence de cette dernière par le triomphe enfin - autour d'eux et en eux - des abîmes de la plus insondable et de la plus irrémédiable Nuit.

 

La fascination n'est pas de l'ordre de l'Amour; il y a dans la fascination comme une sorte de possession indue et donc de viol de l'être fasciné : rien peut-être de ce qui fascine ne transfigure.

 

Quel que soit l'abîme où tu tombes, ne prends jamais goùt à l'enfer.

 

***

 

On ne compose pas avec ce qui décompose; - on ne peut jamais tenter - en se gardant bien de se perdre avec lui - que de le sauver.

 

Se décomposer en restant apparamment soi-même est bien la pire des décompositions qui soit; - comme celle-là même de cette eau qui croupit et se décompose sans pour autant jamais cesser apparemment d'être de l'eau, et bien qu'il ne s'agisse plus alors, à l'analyse, exactement de la même eau.

 

L'homme n'a jamais tant soif d'abaisser que ce qui lui apparaît comme si haut ni de souiller que ce qu'il pressent comme si pur.

 

Un esprit fort n'est pas forcément un esprit pur; mais un esprit pur est toujours fort de son apparente vulnérabilité: on croit toujours pouvoir l'atteindre en cela d'irréductiblement pur en quoi pourtant on ne l'atteint précisément tout entier jamais.

 

A la source absolue correspond, par équivalence de nudité, le désert absolu en lequel - comme dans la nudité d'un miroir sans tain - l'âme se connaît et reconnaît, à travers sa propre nudité, son abîme et sa chance, son irréductible et seul visage et, par là même enfin, sa vérité.

 

Purifier sans cesse le pur, afin qu'il ne devienne pas, à la longue et comme par habitude, par une sorte de presque inévitable et naturel croupissement, formellement ou en esprit, impurement pur.

 

L'eau pure qui sourd de terre, pour rester éternellement pure, doit être éternellement renouvelée par une eau venue du ciel, au moins aussi pure qu'elle et intarissable à jamais.

 

S'efforcer de retrouver sans cesse en soi les éléments profonds de sa source ou de sa fin; cette fin - qui est source.

 

Toute l'angoisse de l'homme vient de sa certitude de ce qu'il porte en lui d'irrémédiable en même temps que de son doute de ce qu'il porte en lui de possible.

 

Etrangeté de l'éternel mirage du mythe du changement: tout change et rien ne change; les instruments de la mort peuvent bien depuis des millénaires n'être pas toujours exactement les mêmes, la réalité fondamentale de la mort reste, elle, inébranlablement la même, et le sens ou le non-sens - selon les êtres - de la mort est inchangé. - Ah! qu'est-ce donc véritablement qu'un changement qui nous plante toujours la même interrogation dans le coeur? Qu'est-ce donc qu'un changement qui ne change pas la mort?

 

L'homme ne change pas la mort: il n'en peut et n'en pourra jamais changer - avec l'aide, supposée ou non, de Dieu et chacun pour son seul propre usage; ce qui est cependant déjà beaucoup, sinon même tout, pour lui - que le sens.

 

En détruisant ce qu'il y a de périssable en l'être, - et en se détruisant alors elle-même en détruisant ses propres raisons de détruire, - la mort tue la mort.

 

La mort de l'éphémère est la suprême justification de l'éphémère, ce par quoi l'éphémère se fond en ce qui n'est pas l'éphémère et qui, du même coup, le rend capable et digne, - d'une certaine manière et d'une manière certaine, - ailleurs, de durer.

 

Toutes choses pour nous changent vraiment quand la réalité qui nous entoure commence à nous apparaître non seulement comme ne nous ayant jamais complètement appartenu mais encore comme commençant à ne plus du tout nous appartenir, et qu'il descend en nous comme l'étrange sentiment d'une sorte de mûrissement qui se ferait lentement par le dedans, - à la manière d'un fruit qui ne serait alors doré que par le seul rayon d'un solleil intérieur et dont la réalité intérieure seule de l'être même serait la source.

 

Tout ce qui, d'une certaine manière, ne s'appuie pas ici-bas réellement et profondément sur ce qui meurt - en tant précisément qu'il meurt, risque de se rendre indigne et de se couper de ce qui dure; - car ne dure véritablement sur terre et ailleurs, non pas que ce qui - apparemment - ne meurt pas encore, mais que ce qui déjà ne meurt plus.

 

Ne pas demander à Dieu plus qu'il ne peut nous donner, car l'instant ne peut nous donner que lui-même, c'est-à-dire la précarité de l'instant, mais la mort en nous de l'instant - de quelque nature (et jusqu'à la sublimation et à la transfiguration) que soit cette mort de l'instant - peut nous donner dès maintenant l'éternité.

 

On ne remonte pas à Dieu en détruisant ce qui est pour retrouver ce qui fut, mais en transfigurant sans cesse ce qui est - et qui meurt - pour qu'il devienne dès maintenant semence d'éternité.

 

***

 

  L'homme ne brûle jamais que d'atteindre à son expression définitive.

 

De toutes parts perpétuellement envahi par moi-même, j'aspire de toutes mes forces à l'irruption en moi d'un einfrangible et suprême réalité qui me sépare enfin de moi!

 

Enlevez l'âme ; il n'y a plus même de corps.

Enlevez le corps : reste l'âme.

 

Je crois à la réalité de ce dont mon âme a besoin.

 

L'homme ne peut s'accrocher indéfiniment qu'aux paroles d'un Dieu.

 

Dieu est partout et nous ne sommes nulle part - qu'en Lui.

 

Dieu mène parfois ses créatures de telle sorte qu'on croirait qu'elles fussent aveugles.

 

De l'infini "Contenu" du "Sans-Contours". - Dieu n'est pas "vague", Il est impénétrable et insaisissable dans la totalité de son être, - ce qui n'est pas du tout la même chose. ce n'est pas Dieu qui est "vague" par rapport à notre regard, mais notre regard qui est impuissant et "vague" par rapport à Lui. Le "vague" de Dieu en nous ne vient pas d'une quelconque "inconsistance" ou "absence d'être" de sa part, mais au contraire, par rapport à ce que nous sommes, d'un infini - et infiniment bouleversant - surcroît d'Etre.

 

Cette chute de Dieu dans le temps, d'un poids infini, pour une possibilité de rachat infinie!

 

Jésus-Christ : ce Dieu qui permet tout, parce qu'il peut tout sauver!

 

"J'ai soif de toute ta soif, jusqu'à Moi!"

L'impur : ce par quoi l'homme accède peut-être le plus communément à Dieu. - "Etiam peccata!..."

 

Où n'existe pas la mort ne peut exister non plus de pouvoir de résurrection.

 

L'éternité pour l'homme : n'être plus, afin de plus cesser d'être.

 

Se perdre en Dieu, pour ne pas perdre Dieu en soi!

 

Après la mort, Dieu restera toujours pour nous incompréhensible, mais ce que nous connaîtrons de Dieu, nous comblera.

 

Dieu, non pas cernable, mais discernable.

 

Dieu, ce milliards de visages et qui n'en font qu'Un.

 

Dieu : ce qui reste, quand il ne reste plus rien.