Gustave Thibon

 

Maurice Courant à propos de Gustave Thibon

 

C'est grâce à Gine, qui lui avait écrit personnellement pour moi, que j'ai connu Gustave Thibon.

 

Gustave Thibon est (de nos rares mais très chers et si précieux Amis) celui qui eut une influence déterminante sur l'orientation de mon esprit, et aussi donc par là sur mes poèmes, en ce qu'il m'a donné certaines clés qui pour ne pas ouvrir ici-bas forcément déjà toutes les portes, nous permettent cependant de croire dès maintenant qu'aucune d'entre elles ne restera pour nous, au-delà du temps, irrémédiablement fermée.


 

Préface de Gustave Thibon

pour "Ténébreuse Lumière"

 

Was nicht Wunder, sei konnte, wird Werk; was nicht Werk sein konnte, wird Tat (ce qui n'a pas pu être miracle devient une oeuvre; ce qui n'a pas pu être une oeuvre devient action) - cette trilogie de Klages (à noter que le mot "Wunder" signifie à la fois le miracle et l'émerveillement devant le miracle) exprime l'échelle descendante des valeurs: au sommet le contemplatif immergé dans la pureté originelle; au-dessous l'artiste dont l'effort créateur reconstruit le visible en fonction de l'invisible entrevu; au plus bas degré, "l'homme d'action" qui manoeuvre des apparences sans transparence...

Voici bien des années que je n'écris plus en vers. En partie par manque d'inspiration, en partie aussi par respect et par amour pour la poésie. La lecture des très grands poètes m'a découragé de marcher à leur suite. Mon activité chétive et bornée s'est muée en réceptivité infinie: ce que je pourrais créer m'apparaît dérisoire au prix de ce qui m'est donné. Et par là je retrouve, au-delà de l'oeuvre et de ses limites, l'éblouissement sans fond devant le mystère et le prodige de la poésie.

D'autres chantent pour moi: je chante intérieurement avec eux. Et s'il se trouve qu'un de ces chanteurs soit un vivant et par surcroît un ami, l'admiration intemporelle prend la chaleur et la couleur "du vierge, du vivace et du bel aujourd'hui". Sans que la ferveur altère la lucidité, car l'amitié est exigence plus qu'indulgence.

Exigeant, Maurice Courant l'est d'abord envers lui-même. Jusqu'au scrupules et à ses tourments. Ce qui implique la sévère élimination de tout élément superflu ou même accessoire et donne à sa poésie cette densité implosive, si j'ôse risquer ce néologisme, qui la distingue entre toutes. Densité qui n'exlut pas le grand frisson du lyrisme: on sent, sous le grain serré du style, comme une palpitation incessante d'ailes captives.

Pierre Boutang définit le péché originel comme l'oubli de l'origine. Seuls quelques êtres - poètes ou mystiques - se souviennent de cet oubli. La chute, pour eux, n'est pas déchéance, mais brisement. Ils ne travestissent pas l'exil en patrie, leur conscience et leur souffrance de leur captivité se dénouent en délivrance:

 

Temps morcelé par les chiffres avares...

...Espace inconsolable où se meurt ta présence...

Mais, comme l'écueil renvoie la vague vers la haute mer, ce choc du néant et de l'impossible les ramène à la source inépuisée où s'enlacent dans une harmonie immortelle, toutes les perfections effeuillées (squadernate, disait Dante) dans la durée, l'étendue et le nombre:

Silencieuse éternité!... Sourire!...

Du seul désir parfait achèvement!...-

Le vol de l'aile exacte vient inscrire

Le signe au ciel déjà de mon tourment!

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L'être s'accroît d'espérance fatale

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Le gouffre immense emplit la mer étale:

Toute semence est riche de sa fin...

Espérance aiguisée jusqu'à Dieu par les griffes de la fatalité. Rédemption de la chair par l'âme et de l'éphémère par l'éternel:

...dans l'âme où se fond toute chair

Ce haut goût de tendresse où vient mourir l'argile

Quand les flots de ton coeur battent comme la mer...

Ah! certes, plus que tout autre, le poète connaît "l'éclipse fatale d'être né". Mais l'éclipse s'inscrit en lui comme la preuve négative de l'astre voilé. Et il entrevoit déjà, à travers cette offuscation de l'éternité par le temps:

Du clair soleil des morts l'étrange pureté.

Poésie intellectuelle, m'a dit un lecteur distrait après avoir parcouru ces pages. Non pas, ai-je répondu, mais décantation de la sensibilité par la pensée. Et par la pudeur: aucune trace d'exhibitionnisem lyrique dans ces poèmes qui resplendissent comme des secrets ciselés. Mais que d'angoisse, que de conflits à peine dominés se devient par transparence sous l'apaisement final! Les puissances du mal et de la nuit ont laissé dans ces vers la marque de leur étreinte, et si le poète a vaincu, ses blessures témoignent de la longue incertitude du combat...

"Le style, c'est le fond du sujet sans cesse appelé à la surface", disait le vieux, l'éternel Hugo. Ce qui exige une rigoureuse adéquation entre le fond et la forme, le vécu et l'exprimé: c'est dans la perfection du fini que se révèle l'infini. Et c'est vers cette perfection - si misérablement méprisée aujourd'hui - que tend, à travers ses élans et ses crispations, l'acharnement de notre poète. j'ai parlé plus haut d'une densité sans pesanteur. J'ajouterai - et cela signifie la même chose - densité transparente, c'est-à-dire docilité laborieuse, dans la construction de l'oeuvre, à l'impondérable lumière. Par là, Maurice Courant m'apparaît à la fois comme un poète vrai dans ce sens qu'il traduit son ^pame et comme un vrai poète dans ce sens qu'il la tradu!it sans bavures. Témoin véridique du monde intérieur et parfait ouvrier de la beauté sensible, il nous offre ce don inestimable: la limpidité dans le secret.